L'oeuvre bruxelloise préférée de ...

De Paul Gonze
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Durant l'été 1989, Jean-claude Van Troyen demanda à divers artistes bruxellois quelle était leur oeuvre de pierre bruxelloise préférée. Le choix de Paul Gonze a de quoi laissé rêveur:

LE SOIR - Lundi 14 août 1989 - Page 8 – Van Troyen

PAUL GONZE REVE DE TOUT MÊME AU RÉVEIL


TOUT rêve, Paul Gonze rêve. Tout, c'est cette association qui a fait la plage à Jette, la voie lactée autour du pentagone, la lune sur la Grand-Place. Paul Gonze est son valet. Son Morphée qui la fait rêver. Songes poétiques, alliance de la marche du monde et de celle du temps, magnétisme des étoiles et des planètes, subtiles associations qui influencent l'homme et le font rêver, cercle pas vicieux des songes qui engagent aux songes. Paul Gonze et Tout ne cessent de surprendre. Aujourd'hui, ils suivent la Lune, la dessinent sur la Grand-Place, attendent fébrilement de fêter l'avènement de sa phase pleine, et craignent son éclipse: et si la Lune ne revenait pas? Quelle oeuvre bruxelloise allaient donc choisir ces trouvères? Illuminer de poésie Tout et n'importe quoi risque, aujourd'hui, par la grâce de quelque artiste surréaliste, brutaliste ou conceptualiste, de se trouver promu au rang de sculpture, d'oeuvre d'art. Les Bruxellois ne le savent-ils pas qui, par le biais d'innombrales expositions subtilement commentées dans les colonnes de ce journal, ont été sensibilisés à la «présence» de masses de métal ou de plastique repolies ou ramollies, d'agglomérats de pierres, de branches ou de pelures desséchées, de jeux d'ombre et de lumière perturbés par les aléas météorologiques? N'ont-ils pas encore été persuadés qu'une simple étiquette avec l'indication «ceci est de l'art» devant un paysage suffit pour que la transmutation se produise? Collaborateur de cette évolution, la sculpture que, pour un Soir, je choisis, est un banal rectangle de métal peint en bleu et blanc. D'innombrables variantes de cette oeuvre sont visibles au coin de la plupart des rues de nos villes (certaines portent même le label des sponsors qui ont permis leur mise en place), mais elles sont généralement d'une banalité effarante avec leurs noms d'arbres, d'oiseaux, d'échevins ou de généraux. Quelques-unes cependant, plus anciennes et de source anonyme, populaire, ont l'extraordinaire pouvoir d'illuminer de poésie un couloir de briques et de pavés, de colorer toutes les relations qui s'y nouent, de métamorphoser un lieu quelconque en oeuvre d'art. Ainsi en est-il de la rue Chair et Pain, de la rue des Six Jeunes Hommes, de la rue du Diable boîteux... Des ces «ready made» au travers desquels toute une communauté s'est identifiée, celui que je préfère est, face à un terrain vague, à l'angle d'une maison insalubre, le panneau indicateur de l'impasse du Réveil, ouverte au milieu de la rue Notre-Dame du Sommeil, à un jet de pierre de la place du Jardin aux Fleurs. Quelle sensuelle perversité, quelle naïve truculence dans cette érotisation de l'urbanisme. Révélatrice de notre tradition artistique. Digne vraiment de nos Jacob Jordaens, Rik Wouters ou Jef Lambeaux. Hélas, ce monument traversé de rêves et d'automobiles, de cauchemars et de clochards, ce gigantesque assemblage de pierre, d'herbes folles et de rêveurs sera bientôt sacrifié sur l'autel de la promotion immobilière de la capitale de l'Europe. Reste à attendre le jour où la population de Bruxelles (avec la complicité de quelques journaux) décidera de se réapproprier la ville. Donc désirera d'abord la nommer, lui redonner des appellations gorgées de parfums, d'horizons, de passions, l'aimer avec plein de petits noms de femmes bien aimées. Un des grands sorciers de notre imaginaire pourra alors être honoré comme il le mérite en s'inspirant des perversités de sa dialectique... et je rêve, non pas d'une rue Magritte ni même d'une rue de la Pipe, mais d'une rue Qui n'est pas Rue. Qui est une sculpture?