Lettre à une Dame Ministre

De Paul Gonze
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Communication adressée à madame Fadida Laanan, dans le cadre du débat sur le rôle de la culture en communauté française, au Musée d’Art Moderne de Liège.


Madame la Ministre,

Dans l'invitation au présent débat que vous m'avez adressée le 18 février, vous posez quelques questions sur les politiques du CGRI, de l'AWEX, de la DRI, de la Région Wallonne..., sur le statut fiscal et social des plasticiens, sur la place de l'art à l'école, sur les pratiques des amateurs ou encore sur la médiation. J’ose donc espérer que vous m’excuserez, même si nous n'avons que deux petites heures pour aborder cette vastitude de problèmes, de soulever quelques autres lapins caressés par Alice qui me semblent aussi si pas plus merveilleux.

Dans une perspective financière, la Culture soutenue par les pouvoirs publics répond chaque jour mieux à la métaphore de la peau de chagrin alors que celle qu’investit le secteur privé, conscient de sa puissance de conditionnement et de sa rentabilité, s'enfle dans des proportions éléphantesques…. par le biais des industries du spectacle et de leurs gadgets infantilisants, de la publicité et des médias, des accessoires et programmes de cocooning et de loisirs dépaysant. Programmes qui, comme tente de l’imposer la directive Bolkenstein, gagnent de la valeur dans la mesure où ils sont privatisés. David et Goliath!
De l'urgence donc d'affirmer la vitalité et la primauté d'une culture publique, garante des valeurs plurielles de notre société démocratique. De l'urgence de promouvoir le rôle essentiel de la culture comme facteur de reliance de nos communautés, catalyseur de sa finalité, éclaireur de ses mutations. De l'urgence de reconnaitre, au sein de cette culture, le rôle essentiel des arts comme éveilleurs de conscience et fauteurs de troubles, révélant ses charmes et ses failles, ses incohérences et ses potentialités. Lorqu'ils seront récupérés, ils auront utilement contribué, comme des anticorps, à fortifier, faire évoluer notre civilisation. Sans ces expressions libres, critiques, novatrices, notre société ne pourra pas faire face aux défis d’un monde en perpétuelle transformation et, comme d’autres par le passé, elle se sclérosera dans une hémiplégie d'extrême-droite ou s'amollira dans une apathie d'assisté-exploité puis dépérira.
De l'utopie d'une société qui reconnait sa culture comme son fleuron ou plutôt comme la rose mutante issue de la pollinisation croisée de ses diverses sous-cultures... et qui se donnerait les moyens de la fertiliser pour qu'elles portent toujours plus de fruits, toujours plus écarlates.

Assez d'utopie, Aurore ! Cette révolution ne se produira hélas pas sous votre législature, Madame la Ministre, d'autant que vous avez décidé de détourner une partie des maigres moyens alloués au secteur culturel à la mise en place des reformes ou réformettes qui découleraient des présents ébats de la culture.
Dans ce contexte de crise (même si l'on sait que le spectre de la crise est le plus efficace acteur de la mondialisation des profits au profit de riches toujours plus riches dans notre société dite d'affluence), il est essentiel que votre ministère définisse clairement ses objectifs et adapte sa stratégie à ces objectifs en tenant compte des moyens dont il dispose. Logique de guérilla, imposant au plus faible l'obligation d'être douloureusement économe et implacablement efficace. De choisir peu et donc de renoncer beaucoup. En sachant que cela peut réussir, même contre ceux qui voient partout des armes de destruction massive!

Premier choix: Défendez-vous, Madame la Ministre, une culture de gauche ou une culture de droite ? Une culture dépréciée comme étant de masse, c'est à dire destinée aussi au plus grand nombre et en particulier à ceux qui en sont traditionnellement privés ou une culture prétendument d'élite, qui renforce la main-mise et les avantages d'une minorité ? Une culture gratuite, collective qui ne se soumet pas aux ukases de la rentabilité, ou une culture marchande et mercantile de l'événementiel, du spectaculaire, du consommable-jettable? A moins que vous ne vous illusionniez sur le caractère incolore, à peine rose bonbon et bleu-ciel de la culture, sur le caractère purement esthétique de ce qui conditionne la qualité, la ligne d’horizon et les points de fuite de notre cadre de vie à tous ?

Deuxième choix, plus concret : Faut-il crédibiliser l’excellence d’une seule Culture avec un grand Cul, celle qui est déjà dominante, alors qu'il y a tant de cultures et de sous-cultures en attente, en manque de reconnaissance ? Faut-il renforcer le mythe du capitaine d'entreprise libéral préoccupé de son seul profit en encensant son avatar, son clone, le Picasso individualiste d’obédience occidentale, incompris si ce n'est de quelques esprits en avance sur leur temps et leurs concitoyens ?
Vous rappelez-vous qu'en 68, on a écrit sur les murs que tout le monde est artiste, et que vous même, vous avez conclu votre préface avec le souhait que chacun soit l'artiste de sa vie? Aujourd'hui, dans notre pays dont on vante la fabuleuse pétulance créative, ils seraient plus de cent mille dans le seul secteur des arts plastiques, cent mille peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes, infographistes, performers, designers, bédéistes, toutistes… en quête de reconnaissance. Ce n’est encore qu'un petit pour cent, je le reconnais, de la population de notre royaume mais c’est déjà, si on les extrapole au niveau d'une population mondiale qui devrait jouir des mêmes standards de bien-être et d’éducation dans une même société des loisirs, 60 millions d'individualités. Avant que vous ne criez au secours, d’aucuns rétorqueront qu’ils ne sont pas tous bons. OK mais lesquels sont tellement plus mauvais que Van Gogh l’était aux yeux de ses contemporains? D'autant que, si vous les arrosiez un peu plus, ils ne tarderaient pas à vous ombrager sous d'étranges merveilles. Originalités plus surprenantes que celles de beaucoup d’artistes patentés qui ont une image de marque et une production soigneusement griffée à défendre.
Dilemme donc: Comment fertiliser cette attente de vos concitoyens, pas seulement professionnels mais aussi amateurs, chômeurs, pensionnés, tout disposés à se professionnaliser le jour ou ils seraient subventionnés et donner en même temps un sens à ce charivari de voix discordantes Car qui oserait encore ne vouloir soutenir aujourd’hui que quelques rares élus, familiers de la Commission Consultative des Arts Plastiques ou de glorieuse, lointaine voire internationale extraction, nul n’étant, on le sait, prophète en son pays?
Je déraille, je rêve à de grands spectacles totaux, multidisciplinaires, stimulant la créativité de toute une collectivité, éveillant leur désir de collaboration ludique et symphonique, les fusionnant dans une super-jam session psychédélique. Je rêve: il n’y a que des miettes pour ces fêtes rituelles qui combattent le repli identitaire et contrent l’individualisation à outrance de nos concitoyens, pardon, de nos concurrents.

Je dois revenir à terre, Madame la Ministre, terre à terre, vous confronter à d’autres choix : Estimez-vous que la mission du Service Public de la Culture soit de servir de paillasson à la société marchande, d’essuyer les plâtres pour les gérants de galeries d'art et des collectionneurs spéculateurs, d’être le marche-pied d’artistes qui n’attendent que d’être cotés pires que des actions en bourse.
Estimez-vous normal que l'argent des contribuables soit détourné pour permettre à des nantis abonnés de père en fils de payer 10 % du coût réel de leur loge à la Monnaie? Estimez-vous normal d'octroyer au MAC's la plus grosse partie des subventions alloués aux Arts Plastiques pour de dispendieuses et éphémères expositions en vase clos de célébrités internationales ?
Ou ne regrettez-vous pas que ce beau budget de construction, rénovation, entretien et promotion n’ait pas été consacrés à Busine sait combien d'œuvres d'art public offertes à tous, visibles à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, dynamisant le regard, les échanges et donc la convivialité de tout notre communauté, propres à s’enraciner dans notre patrimoine et notre mémoire collective ?

Autre choix : la mise en congé des membres de la Commission Consultative des Arts Plastiques ? En effet, le budget qu’ils doivent émietter est de 111.000€ et ne peut que renforcer, après commission éventuelle pour les galeristes d’art, cette idée que la fonction principale des artistes est de produire des biens commercialisables.
D’autant que leurs doctes avis sont le plus souvent de nature scolastique, théologique. Un exemple parmi tant d’autres: Savez-vous que l’exposition consacrée aux cent ans des droits de l'Homme, réunissant cent artistes intervenant au Petit château, au Palais de Justice et à la Médiatine, n’a pas été subventionnée. Sans doute par ce que cela parlait de notre triste réalité, ne relevait pas de l’art pour l’art, était trop socio-cul.
Et certains voudraient contester la culture et l’art en particulier parce qu’ils ne sont que des outils monopolisés par une minorité d’experts divinement éclairés pour mettre le plus grand nombre dans une respectueuse relation de dépendance. Alors que l’art est tentative de mise en interrelation, en reliance, facteur d’humanisation, d’ouverture à l’autre.

Autre choix : Votre Ministère va-t-il continuer à allouer quasi la moitié de ses moyens (42 %) aux seuls arts de la scène qui produisent des spectacles fugaces qui ne peuvent être appréciés que par quelques centaines d'initiés relativement blasés? Traitera-t-il toujours en parent pauvre les arts plastiques en leur allouant moins de 3 % de ce même budget (hors Patrimoine Culturel et Musée de Mariemont !) alors que leur production subsistera comme principal témoignage de nos espérances et de nos angoisses pour les générations futures ? Trouvez-vous normal que, dans votre plaquette au sigle rose fuschia (c’est du visuel entre parenthèses) et dans votre site internet (les petits lutins, c’est de l’art aussi, paraît-il), quand on parle de renforcer la place de nos artistes dans l’espace public (troisième objectif), on consacre un petit alinéa aux œuvres d’art et à l’architecture et sept alinéas aux médias qui, autre parenthèse, ne parle quasi jamais d’arts plastiques et encore moins d’art public.

Assez de questions mais quelques critères susceptibles peut-être d’orienter, de justifier des choix et donc un engagement politique dans vos belles expositions: Y a-t-il un message socio-culturel, contestataire, d’allégeance politique, de sponsoring commercial ou s’agit-il d’évanescences éthérées, d’art pour l’art, d’essais en chambre sur le sexe des anges ? Combien de personnes sont affectées par l’événement, lors des vernissages puis après? S’agit-il essentiellement de la même bande d’initiés plus ou moins branchés ou est-ce ouvert et visités par les publics les plus variés ? Quelle est la qualité, la profondeur, la permanence de la mobilisation de ces visteurs-consommateurs-acteurs? S’agit-il de distractions événementielles, de bruit médiatique ou de générateurs de conviviance ? Quel est enfin le coût par personne mobilisée ? Et le rapport coût/revenus de ces personnes ? Au delà de cette transparence qui nous est offerte, ces données devraient être rassemblées… pour ne plus nous perdre dans ce flou quin’a rien d’artistique.
Loin de moi l'intention de comparer l'obsession de rentabilité et donc d'efficience des entreprises privées et du secteur public. Cependant l'exemple d'organisations non gouvernementales telles que les Iles de Paix est instructif: 76 % de leurs ressources sont investis "dans le Sud" pour des programmes de développement contre 16% alloués à l'éducation au développement et 8 % requis pour la collecte de fonds en Belgique. Dans cette optique, ne conviendrait-il pas de dégraisser votre Ministère car, pour une euro dorant la palette des artistes, combien d’euros rosent vos fonctionnaires, conseillers culturels, attachés de cabinet et autres médiateurs culturels... dont nous aimerions, en accord avec votre septième objectif -la transparence-, connaitre le nombre et la grille des salaires. On me dit que je dois arrêter. Ne pas parler de la revue "L’Art Même" et de ses innombrables lecteurs. Que je vais me faire …
Sans doute vaut-il mieux que ces questions restent sans réponse.

Cependant Aurore d'Utopie, ne cesse de me répéter que, sans rêve à vivre, sans utopie à porter aux cimes, la vie n'est qu'une perspective de mise en bière. La ou plutôt les cultures de chez nous, dont l'âme est avant tout artistique, en sont de vibrants témoignages.

Vous remerciant, Madame la Ministre ainsi que tous vos collaborateurs, pour votre attention, il me reste à espèrer que cette bafouille troublera quelque peu vos rêves.

Pirlouuit